lundi 25 avril 2011

UN COIN DE TABLE A ADEN, UN AN APRES



Il y a un an, le 15 avril 2010, nous révélions une photographie inconnue prise à Aden, actuel Yemen, sur laquelle apparaît Arthur Rimbaud*. C’était la neuvième photographie connue de Rimbaud, et la seule où l’on distingue son visage à l’âge adulte. Cette annonce a eu un retentissement étonnant, en France et à travers le monde. Un an après, cette image, devenue le second cliché le plus connu de Rimbaud, est toujours commentée, et même attaquée.

Dès sa publication, on a vu surgir des réactions négatives, aussi minoritaires que virulentes : des polémistes tel Yann Moix proclamant que ce ne pouvait être Rimbaud, car il n’a pas sur ce cliché « une tête de poète », des internautes nous accusant d’avoir forgé un faux et nous insultant, etc. Un certain « Raphaël Zacharie de Izarra » proclamait bientôt « je suis l’auteur de cette mystification », et plus de deux cents sites reproduisaient sur Internet les révélations de ce farfelu. Ce n’était que la première fausse information délibérément diffusée à propos de cette photographie, qui allait être suivie de bien d’autres, parfois lancées par des personnes que l’on aurait pu croire respectables (tels MM. David Ducoffre et Claude Jeancolas). 

Cette « affaire » a rapidement attiré l’attention de M. Jacques Bienvenu, professeur de mathématiques et habitué des polémiques littéraires, qui s’est mêlé depuis une vingtaine d’années d’innombrables réfutations de soi-disant faux ou découvertes de supposées vérités inédites. Il avait entre autres entrepris de réfuter la précédente photographie de Rimbaud à Aden, jusqu’au jour où il a changé d’avis et préféré se consacrer à celle de l’Hôtel de l’Univers. Nous avons décidé de réétudier systématiquement les assertions de M. Bienvenu sur l’iconographie de Rimbaud : il s’avère qu’il se réfère sans cesse à des données biaisées,  donne des sources fausses, etc.** Or c’est ce M. Bienvenu qui a alimenté par ses innombrables communications, relayées sur Internet, la « polémique » sur la photo. Ces coups de boutoir répétés, mêlant doutes, pseudo-recherche et désinformation, ont fini par créer une rumeur, parfois reprise par de grands médias. C’était sans doute l’objectif de ceux qui entendaient « chasser Rimbaud » de la photo de l’Hôtel de l’Univers – pour des motifs assez obscurs -, sachant très bien qu’ils n’avaient aucune chance de réfuter notre identification, et pour cause.

Un an après, cette photographie est devenue le plus documenté des clichés représentant Rimbaud, sur lequel une somme impressionnante d’informations ont pu être récoltées. Petit à petit, des descendants et des chercheurs ont identifié les cinq autres personnages, confirmant qu’il s’agissait de Français, qui ont côtoyé Rimbaud à ce moment (certains se sont d’ailleurs vu attribuer plusieurs identités possibles, un seul n’a fait l’objet d’aucune identification ou hypothèse nouvelles : Rimbaud lui-même…).  L’ authenticité de la photographie n’est plus remise en cause par personne, tout le monde reconnaît qu’elle a bien été prise sur le perron de l’hôtel de l’Univers à l’époque de Rimbaud, et, à notre sens, la présence de Rimbaud ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’y a certes pas de preuve absolue, irréfutable – à supposer que cela puisse exister -, pas plus qu’il n’y a de véritable indice du contraire, mais le faisceau de probabilités est si resserré qu’il est quasiment impossible que ce ne soit pas Rimbaud.

Tout document, toute information, soumise au crible de la remise en cause systématique, de la désinformation et de la théorie du soupçon peut devenir douteux, mais ici Rimbaud s’accroche à son fauteuil : s’il est sur la photo, les pièces du puzzle s’emboîtent avec cohérence, expliquant les éléments positifs, mais aussi jusqu’à l’absence de tel ou tel personnage sur la photo. A l’inverse, si l’on suit la thèse de M. Bienvenu, la photo n’est plus qu’un champ de ruines, présentant de nombreuses zones d’ombres et invraisemblances, et ne débouchant sur aucune nouvelle découverte – ce qui est en soi un fort indice de son inanité -***. Nous faisons le pari que l’Histoire, en l’occurrence, aura une morale, en attendant que des chercheurs tirent la morale de l’histoire…

* Article de la revue Histoires littéraires, en ligne ici.  Nous avons raconté les circonstances de cette découverte sur le site Ricochet.  Sur le contexte et les autres personnages, voir notre dossier publié par La Revue des Deux mondes, en ligne ici

** Le dossier complet fera prochainement l’objet d’une publication.

*** A contrario, un seul exemple : lorsque a été lancée l’hypothèse de la présence de Georges Révoil sur la photographie, nous nous sommes penchés sur les archives de cet explorateur. Il s’est avéré qu’il était présent à Aden au moment où Rimbaud y arrivait, qu’il y avait à ce moment connu Lucereau (qui figure également sur le cliché), qu’il avait testé précisément en ce lieu et à ce moment la nouvelle technique avec laquelle a été réalisé le cliché, etc. Toutes ces informations, étayées par des preuves matérielles, étaient inconnues auparavant, mais concordaient totalement avec ce que l’on savait déjà sur la photographie. Sont alors apparus des liens multiples entre Révoil et Rimbaud (présence de la photo de la compagne présumée de Rimbaud dans les archives Révoil, etc.), et même des éléments nouveaux (que nous publierons ultérieurement) concernant l’autre photographie de Rimbaud à Aden (Scheick-Othman).

M. BIENVENU ET LES "RETOUCHES DE BERRICHON"

Troisième épisode de notre saga consacrée aux approximations approximatives de  M. Jacques Bienvenu sur l'iconographie d'Arthur Rimbaud. 


Ayant « établi » la véritable version de la photographie de Rimbaud jeune, M. Bienvenu la compare avec celle publiée par Paterne Berrichon en 1912.

 Version Berrichon selon M. Bienvenu


La reproduction qu’il donne de ce document clef est très mauvaise (à croire que c’est une manie chez lui…). Elle est créditée à la BnF dans son article du Magazine littéraire. Nous l’avons photographiée dans l’exemplaire de la BnF :



La photo de Rimbaud jeune dans l’ouvrage de Berrichon


Pas de chance : dans la reproduction donnée par M. Bienvenu l’image est altérée. Soit il ne s’agit pas en réalité de l’image publiée par Berrichon, soit l’accentuation des ombres fait apparaître le visage plus mouvementé et plus fin qu’en réalité.

 

M. Bienvenu nous embarque dans les aléas de sa « documentation » et les tortueuses circonvolutions de sa pensée pour affirmer que cette photo aurait été truquée par Paterne Berrichon. Il serait peut-être plus simple de commencer par le commencement. On connait un tirage d’époque, sur un carton de Carjat, que personne, pas même M. Bienvenu, ne met en doute. Il suffit donc de comparer ce tirage et la reproduction donnée par Berrichon, y compris dans la version diffusée par M. Bienvenu :



Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin)  [1] / Version diffusée par M. Bienvenu

 Tirage Carjat (ancienne coll. Guérin) / Version publiée par Berrichon (1912)

  
Le tirage d’époque est très – trop - clair, « la version Berrichon » plus contrastée et médiocrement imprimée. Rimbaud n’a pas l’air spécialement plus juvénile ni plus joufflu, simplement les ombres sont plus accentuées ; rien ne suggère, à première vue, que la version Berrichon ait été trafiquée.


M. Bienvenu n’a d’ailleurs jamais explicité quel intérêt aurait eu Berrichon à présenter un Rimbaud plus juvénile qu’en réalité. La réponse est : aucun (à moins d’imaginer quelque hypothèse tordue inspirée par la théorie du complot). Tout à sa passion de révéler de soi-disant trucages, M. Bienvenu en oublie le bon sens : pourquoi Berrichon voudrait-il rajeunir Rimbaud sur cette photo, alors que ce même Berrichon soutenait que les deux portraits par Carjat ont été pris le même jour ?!?

En bon pourfendeur de l’imposture qu’il se croit, M. Bienvenu doit trouver un tort à redresser. En l’occurrence, ces fameuses retouches. Or rien ne prouve ni même ne suggère que Berrichon ait voulu truquer ce portrait ou une autre photographie : il est faux, voire mensonger, de lancer de telles accusations, fussent-elles dirigées contre quelqu’un qui ne s’est pas gêné pour arranger Rimbaud à sa sauce.

M. Bienvenu, d’après ce qu’annonce son ami M. Ducoffre, va jusqu’à subodorer que Berrichon aurait truqué la photographie de la première communion, aujourd’hui conservée par la BnF. Il aurait fait retoucher ce tirage albuminé du XIXe siècle pour le modifier et le rapprocher de l’un de ses dessins :

« Jacques Bienvenu présente également dans le Magazine littéraire un dessin méconnu de Paterne Berrichon. Ce dessin s'inspire de l'état de la photo proposé par Delahaye, mais Berrichon lui a déjà imposé de grosses joues […].  Il est clair que ce dessin a préparé le champ de retouches de la photo que nous ne connaissons que par des retirages finalement. Dans le même ordre d'idées, le dessin de la tête de communiant d'Arthur s'inspirerait d'un état inconnu de la photo des deux frères en communiants pour préparer la parfaite figure de la photo des communiants telle que nous la connaissons aujourd'hui. Selon Jacques Bienvenu, il est probable que la plus célèbre photo ait été également retouchée, mais cette fois il nous manque la preuve comme celle fournie par Delahaye […]. » [2]

Le dessin de Berrichon ci-dessous serait donc une sorte d’étude ou de modèle aboutissant à la photo que nous connaissons. Inutile de s’appesantir sur l’absurdité de cette thèse, remarquons simplement que le tirage photographique est d’une trentaine d’années antérieur au dessin… [3]
      

Portrait d’après la photo de première communion (reproduction publiée en 1897, d’après une gravure) / Détail de la photo de la première communion (BnF)


M. Bienvenu dénonce les « retouches de Berrichon » depuis près d’un an mais n’a jamais produit le moindre commencement de preuve. Nous le ferons donc pour lui. Il semble que sur la version Berrichon le bas de la mâchoire, le pli du cou et le dessus du menton aient été soulignés. Il s’agit à notre avis de rapides coups de pinceau, destinés à accentuer les ombres :
  

Voici donc l’indice des retouches apportées à ce cliché : les ombres semblent avoir été rehaussées en plusieurs endroits ! La belle affaire… C’était le seul moyen de pouvoir restituer les volumes, à partir d’une épreuve originale trop claire. Jusqu’à une époque récente la plupart des photographies publiées subissaient de tels traitements, aujourd’hui remplacés par des interventions informatiques. Par exemple, dans l’image ci-dessous, le contour de la veste est souligné pour pouvoir « sortir » une fois l’image imprimée.


Albert Camus en 1957
Epreuve retouchée pour publication (détail)


De telles retouches sont grossières, c’est un travail d’imprimeur, pas un trucage de laboratoire photographique [4]. Evidemment, elles altèrent le cliché, mais personne n’a jamais dit, jusqu’à l’étrange intervention de M. Bienvenu, qu’il fallait se fier à une version imprimée en 1912 ! Les prétendues retouches photographiques de Berrichon ne sont qu’une supposition totalement gratuite, jusqu’à plus ample informé. D’ailleurs on remarque que le dessous du nez est aussi beaucoup plus ombré que dans d’autres versions : si c’est Berrichon qui a fait peinturlurer l’image pour la modifier, c’est aussi lui qui a introduit cette altération. Pour quelle raison ? Si l’on suit la logique de M. Bienvenu, devra-t-on en déduire qu’il y a un complot pour cacher la cloison nasale de Rimbaud ?

Le cliché figurant dans l’ouvrage de Berrichon doit être pris pour ce qu’il est : une reproduction ancienne d’une photo du XIXe siècle. En revanche les versions publiées dans l’ouvrage de Delahaye sont manifestement à considérer avec prudence, tant elles sont altérées.


En comparant le bas du visage de la version « authentique » de Delahaye avec les autres versions connues, on voit que quelque chose ne « colle pas », comme si les joues, le menton et le nez avaient été travaillés pour les affiner. En revanche, les fameux méplats entre la lèvre inférieure et le menton, soit disant introduits par Berrichon, sont déjà présents, très accentués, dans la photo Delahaye, particulièrement dans la version publiée du vivant de celui-ci (l’édition de 1947 est posthume). Delahaye parlait d’ailleurs de la photo « publiée par Berrichon et par moi », et le bas du visage est effet plus similaire dans sa version à celle de Berrichon qu’aux tirages connus, tous très clairs… On comprend que M. Bienvenu ne reproduise pas cette image dont il proclame faire si grand cas : elle réfute à elle seule toute ses assertions sur la physionomie et l’iconographie de Rimbaud. Mais pas seulement.

C’est en effet à partir de cette sorte de délire interprétatif que M. Bienvenu entend prouver l’absence de ressemblance entre le Rimbaud de Carjat et le portrait d’Aden :

« La comparaison des photos entre le portrait de Rimbaud par Carjat révélé en 1906 par Delahaye (l’ami de Rimbaud qui précisait que ce portrait était d’une ressemblance absolue) et celui du portrait du « Coin de table à Aden » suggère que les personnages sont différents. Rien ne semble plus permettre d’identifier avec certitude Rimbaud sur la nouvelle photographie présentée le 15 avril au monde entier. » [5]

Pour parvenir à de tels soupçons, M. Bienvenu se fie à deux ouvrages qui sont parmi les deux plus mauvaises sources possibles sur l’iconographie de Rimbaud, fourmillant d’erreurs, présentant des faux, des images trafiquées, etc. [6] Il semble en effet irrésistiblement attiré, tel la luciole, par les sources de lumière fallacieuses (au point d’avoir reproduit, parmi plus de 80 documents figurant dans l’ouvrage de Lefrère, l’image qu’il ne fallait pas, celle qui est retouchée…).

On se demande même si ce chercheur ne privilégie pas « par système » les documents peu fiables ou de mauvaise qualité. On dirait qu’il ne lui vient jamais à l’esprit que si tel ou tel document n’est plus reproduit dans la littérature rimbaldienne, c’est peut-être tout simplement parce qu’il est de trop mauvaise qualité, ou que le consensus s’est fait sur son manque de fiabilité. Pourquoi par exemple vouloir à tout prix se référer à de médiocres reproductions données en 1906, 1912, 1946 et 1947, alors que l’on dispose désormais d’une photographie de bonne qualité, en couleurs, d’un tirage d’époque ?!? M. Bienvenu s’en est « expliqué » :

« Nous connaissons une autre photographie de Carjat, et d’excellente qualité [le tirage d’époque de l’ancienne collection Guérin], mais cela ne peut être celle que Delahaye a utilisée puisqu’il précisait que la sienne était ‘nécessairement très altérée’. C’est la raison pour laquelle nous choisissons de montrer la photo de 1906, qui est notre référence (extraite de la réédition de 1947). » [7]

Il existe un cliché de bonne qualité, mais c’est la réédition de la mauvaise reproduction d’un tirage très altéré qui faut montrer et prendre pour référence. Voilà une logique peu commune…!


Emporté par son élan, M. Bienvenu en vient parfois à se prendre les pieds dans le tapis. Si l’autoportrait de La Banderole a été retouché sur commande de Berrichon, les deux autres photos publiées dans cette édition doivent avoir subi le même sort. Effectivement, elles sont fortement retravaillées. Sur la photographie de la première communion, le frère de Rimbaud a été effacé [8]

Quant à la plus célèbre photographie de Carjat, qui est publiée pour la première fois dans cette édition, c’est un vrai massacre :
  


Les retouches sautent aux yeux, par exemple l’oreille gauche grossièrement redessinée. Cela paraît conforter la thèse de MM. Ruchon et Bienvenu, même si rien ne prouve ni n’indique que ces retouches aient été commanditées par Berrichon, qui a juste donné une préface à cette édition de luxe [9]. Il convient donc de se fier, plutôt qu’à cette version truquée, à la version publiée par Ruchon, le premier dénonciateur de ces altérations.

Pas de chance : c’est la même !
  


Rimbaud par Carjat (1871) d’après Ruchon (Documents iconographiques, pl. VI)


Ruchon reproduit la version publiée dans La Banderole ; la seule différence étant qu’elle est ici mal imprimée et un peu plus ombrée. Or Ruchon la présente implicitement comme authentique et non retouchée. Ruchon serait-il un agent double – critiquant Berrichon mais diffusant ses trucages ?!?




Parmi les documents iconographiques que M. Bienvenu met en doute se trouve également la photographie de l’institution Rossat, dans laquelle de nombreux rimbaldiens reconnaissent les frères Rimbaud, et qui est conservée au Musée Rimbaud [10]. Arthur serait ici âgé d’une dizaine d’années. Il existe de fortes présomptions en faveur de cette identification même si elle n’est pas certaine. Il semble que MM. Bienvenu et Ducoffre aient oublié de la comparer avec leur « référence absolue » : le modelé du bas du visage, entre la bouche et le menton, apparaît très similaire à celui de la reproduction Delahaye. Il suffirait d’ailleurs de gommer le bas des joues sur la photo d’enfance pour voir apparaître un visage triangulaire, surmonté par des pommettes assez grosses.


  
La fossette au-dessus du menton, surmontée de deux renflements, apparaît aussi marquée que dans les reproductions publiées par Delahaye et Berrichon, mais aussi, curieusement dans la première reproduction de la photo de Carjat. On sait que ces détails n’apparaissent pas sur les états connus de la photo « lissée » de Carjat. Or cette image a été publiée en 1884, par Verlaine, un quart de siècle avant que Berrichon ne publie la sienne (Verlaine serait-il, lui aussi, complice de Berrichon, mais cette fois par anticipation ?).
  

Dans ses études pour le buste de Rimbaud, Berrichon a rendu ce modelé, sans l’accentuer :


  
   Berrichon – Détail du buste de Rimbaud vu de profil


Il existe un autre portrait de Rimbaud, préparatoire au buste de Charleville, qui n’est quasiment jamais reproduit. Or il est très intéressant pour le débat, puisqu’il s’agit d’un buste de Rimbaud enfant par Berrichon. M. Bienvenu l’a sous les yeux, puisqu’il figure dans l’ouvrage de Ruchon, mais il ne le reproduit pas et ne le commente pas. Certes cette œuvrette n’est pas ce que Berrichon a fait de plus subtil, mais elle témoigne de sa vision du visage de Rimbaud « rajeuni par système ».  


 Rimbaud enfant par Berrichon (d’après Ruchon, pl. XXXVIII, détail)


Pas de chance : Berrichon souligne le modelé entre la lèvre inférieure et le menton, mais il ne fait pas à Rimbaud des joues particulièrement rondes. Au contraire, le visage paraît ici amaigri par rapport à la photographie de la première communion…

Si Berrichon avait voulu truquer le visage de Rimbaud en caricaturant le modelé du bas du visage, pourquoi serait-il allé se livrer à des opérations complexes de retouche sur une photographie, d’ailleurs déjà connue et publiée, alors qu’il ne se le fait pas dans ses portraits de Rimbaud ? [11] Les accusations de M. Bienvenu sont tout simplement absurdes.

Toute reproduction est une traduction, tout medium de reproduction introduit un « bruit » dans le document original. Ainsi, par exemple, les images figurant dans ce dossier n’apparaîtront pas exactement de la même manière selon l’écran d’ordinateur sur lequel elles seront regardées. Ce bruit est d’autant plus fort que le document d’origine est difficile à reproduire, et d’autant plus important que les techniques de reproductions sont « rustiques ». Dans les années 1900, les imprimeurs commençaient à peine à reproduire directement des photographies, sans passer par la gravure, et ces reproductions étaient médiocres. La photo figurant dans l’ouvrage de Berrichon en 1912 est altérée à cause des limites techniques de l’époque, ni plus ni moins. Il faut être bien peu compétent, ou obéir à d’étranges motivations, pour croire que ces défauts sont la preuve d’un trucage, ou bien à l’inverse les prendre pour la preuve d’un état originel et véridique du cliché.

Terminons cet épisode sur une nouvelle « révélation », l’affaire – ou plutôt le gag - de « l’oreille croquée ».

L’oreille de Rimbaud était assez caractéristique : vue de face, elle présentait un lobe large, presque à angle droit et apparaissant assez plat (de profil, d’après ce que l’on en deviner, le lobe apparaissait au contraire « pincé ») [12].


Ce lobe large semble être une « marque de famille », puisqu’on le retrouve chez Isabelle, chez le neveu de Rimbaud, Léon, et jusque chez des descendants actuels. Dans les portraits où la tête est légèrement tournée, on discerne à la fois le lobe large et le pincement, mais le dessin est peu lisible : l’ourlet de l’oreille ne se distingue pas à cet endroit, ce qui donne l’impression qu’il y a une sorte d’encoche.

Cette particularité a été remarquée par MM. Bienvenu et Ducoffre, et ce dernier a proclamé que Rimbaud avait « l’oreille croquée ». Ce détail n’apparaissant pas sur la photo de l’Hôtel de l’Univers, M. Ducoffre en concluait, triomphant : « Le dossier de la dissemblance est chargé » [13].



Pas de chance. Cette caractéristique n’apparaît pas vraiment sur les photos de Rimbaud où l’on distingue son oreille [14]. Ce qui est pris pour une encoche n’est en fait qu’un effet de perspective accentué par la très mauvaise qualité des documents consultés (le bord très clair de l’oreille se confond avec les points blancs de la trame du fond).

Ce détail n’apparaît d’ailleurs pas seulement sur la version Delahaye, on le trouve aussi dans la version de Berrichon, surtout dans la mauvaise reproduction utilisée par M. Bienvenu. Dans la reproduction de meilleure qualité on discerne un peu l’ourlet, du coup l’ « encoche » n’apparaît pas vraiment.

En effet, ce que les émérites enquêteurs prennent pour un détail spécifique de « la vraie oreille de Rimbaud » n’est qu’une interprétation hâtive d’un défaut de reproduction ! Il est d’ailleurs amusant que personne n’ait signalé, pas même parmi les membres du très pointilleux forum Rimbaud, la totale invraisemblance de cette hypothèse : l’oreille de Rimbaud était entière à l’époque de sa première communion, comment serait-elle devenue « croquée » quelques années plus tard ?  

De même que les mauvaises reproductions auxquelles il se réfère, les réfutations de M. Bienvenu apportent du « bruit » – voire du vacarme -, plus que des informations. Loin de clarifier le sujet, elles ajoutent confusion sur confusion, que ce soit dans leurs prémisses, leurs articulations ou leurs conclusions. Nous verrons dans un prochain épisode qu’il en va de même dans ses authentifications.


Alban Caussé et Jacques Desse


© Libraires associés, avril 2011
Reproduction du texte et des documents interdite sans notre accord préalable




[1] Reproduit dans Lefrère, Face à Rimbaud, p. 29.

[2] David Ducoffre, «  La photo présumée de Rimbaud en Afrique », Mag4net/Rimbaud
http://www.mag4.net/Rimbaud/forum/viewtopic.php?t=2002  (l’accès aux discussions relatives à la photo de l’Hôtel de l’Univers sur le forum Rimbaud est depuis quelque temps intégralement « verrouillé » ; elles ne sont consultables que par les membres agréés par la propriétaire du site). 

[3] Par acquis de conscience, nous avons vérifié auprès de la BnF que le tirage qu’elle conserve est bien d’époque, et reçu la réponse suivante : « Cette photographie présente tous les caractères d'une photographie originale des années 1860 : papier albuminé avec retouches manuelles, format, définition. Rien ne permet donc de la considérer comme un possible retirage (ou plutôt un contretype, car un retirage supposerait que le négatif original ait été conservé plus de 30 ans, ce qui est très improbable). »

[4] Berrichon a fait effectuer des retirages de ses photographies par un laboratoire « de pointe », celui de Lippmann, futur Prix Nobel. Un tel laboratoire était en mesure de produire des images « léchées » et n’aurait certainement pas laissé sur un cliché retouché les petits défauts que l’on y remarque, comme la tache claire dans la chevelure.

[5] J. Bienvenu,  « Le nouveau portrait de Rimbaud à Aden remis en cause »

[6] François Ruchon, Rimbaud, documents iconographiques, 1946, et Suzanne Briet, exposition du centenaire de Rimbaud, Bibliothèque nationale, 1954.

[7] Magazine littéraire, juin 2010, p. 14.

[8] Petit problème : le visage de Rimbaud apparaît ici aminci, les ombres étant accentuées, par rapport à la véritable photo. Si Berrichon tenait à tout prix à faire des grosses joues à Rimbaud, pourquoi le présenter dans cette publication avec un visage affiné ?!?

[9] Petit problème, bis : si Berrichon a fait retoucher cette photo, pourquoi a-t-il affiné le visage et gommé les méplats, alors qu’il est censé avoir fait exactement l’inverse avec l’autre photo attribuée à Carjat ???

[10] David Ducoffre, « Rimbaud invisible sur deux photos », publié par M. Bienvenu sur son blog : « Le temps est donc venu de conclure en ce qui concerne les certitudes sur la présence ou non de Rimbaud sur la photographie de groupe à l’institut Rossat et sur celle de la terrasse de l’Hôtel de l’Univers. Qu’il nous suffise de renvoyer ces deux icônes au chapitre 6 de Face à Rimbaud ‘Où le lecteur trouvera des « portraits de Rimbaud » à l’authenticité certaine, ou douteuse, ou fantaisiste, ou nulle, selon le point de vue de l’amateur, du détenteur du document ou de l’exégète du poète’. Ne serait-ce pas le seul classement indiscutable pour ces deux documents ? » (http://rimbaudivre.blogspot.com/2010/11/rimbaud-invisible-sur-deux-photos-par.html )

[11] Berrichon a effectivement rajeuni Rimbaud dans l’un de ses dessins : il ne s’en cache pas et explique pourquoi dans une lettre à Isabelle : « Ce dessin d’essai que vous trouvez rajeuni, ne l’est, rajeuni, que par système ; il ne devait être qu’une impression documentaire pour le sculpteur de la figure synthétique. » (2 janvier 1897).

[12] Berrichon rend compte de ces particularités dans ses portraits de Rimbaud, alors qu’on ne connaît aucun document fiable présentant Rimbaud de profil. Or Berrichon n’invente rien : il exagère certains détails, enjolive parfois l’ensemble, mais les plus infimes particularités sont rendues d’après une étude très attentive des sources, avec un soin maniaque.

[13] « On connaît grâce à Delahaye un état original d'une de ces photos avec la vraie oreille de Rimbaud. Avant les empreintes digitales, l'oreille servait à la police pour distinguer les humains. L'oreille croquée de Rimbaud sur la photo Carjat non retouchée n'est pas celle de l'inconnu du Coin de table à Aden. Le dossier de la dissemblance est chargé»

[14] Le lobe de l’oreille gauche est quasiment invisible sur les tirages trop clairs ou surexposés, comme la photo de Carjat ou celle de l’Hôtel de l’Univers.


samedi 16 avril 2011

M. Bienvenu et les photographies de Rimbaud, 2e épisode


Deuxième épisode de notre saga consacrée aux recherches de M. Jacques Bienvenu :




LE FAUX VRAI PORTRAIT DE RIMBAUD PAR CARJAT



M. Bienvenu aime à retourner aux sources. Nous avons vu avec quelle « maladresse » il le fait lorsqu’il prétend présenter les autoportraits de Rimbaud (1er épisode). Il est malheureusement tout aussi inexact quand il prétend se référer à la version authentique de la photo de jeunesse attribuée à Carjat.

En 1946, dans un ouvrage consacré à l’iconographie rimbaldienne, François Ruchon avait affirmé, sans plus de précision ni de preuve, que les photos de Carjat auraient été retouchées par Berrichon et son épouse. Au printemps 2010, saisi par cette terrible révélation, M. Bienvenu a recherché l’authentique photo de Rimbaud jeune, et a exhumé la version publiée par Delahaye en 1906, « sauvant le vrai visage de Rimbaud d'un retour au néant », selon son ami M. David Ducoffre.


M. Bienvenu souligne à propos de ce portrait que « PRECISEMENT ON NE LE MONTRE JAMAIS », ce qui paraît être pour lui un sûr indice que ce document a été occulté, et donc qu’il est forcément plus crédible que d’autres. Dans cette version, le visage de Rimbaud serait plus fin et le bas du visage moins marqué, moins mouvementé que dans les autres versions connues. M. Bienvenu en déduit que Berrichon a fait retoucher ce cliché pour donner à Rimbaud de juvéniles joues rondes et un bas du visage accidenté - comme celui d’Isabelle Rimbaud - méplats qui se retrouvent en particulier sur le portrait de Rimbaud par Garnier et sur la photo d’Aden - :

« On ne peut comprendre les méplats et boursoufflures [du bas du visage de Rimbaud] qu’en se fondant sur le portrait retouché de Berrichon où précisément les traits du bas du visage sont fortement accentués, comme l’a remarqué François Ruchon il y a plus de soixante ans. Celui-ci s’appuyait à la fois sur la reproduction du portrait Carjat donnée par Delahaye en 1906 et présentée avec un commentaire qui parlait de ‘ressemblance absolue’ » (1)

« Il est donc très important de la montrer », écrit M. Bienvenu dans le Magazine littéraire, mais, bizarrement, lui non plus ne la montre pas ! Il n’a jamais publié cette version de référence, qu’il préfère reproduire d’après une édition parue en 1947 - près d’un demi-siècle plus tard - (2).

La première édition n’est pas d’un accès très facile, même en bibliothèque ; M. Bienvenu aurait pu la mettre à la disposition de ses lecteurs. Nous le ferons pour lui :

Détail de la première reproduction Delahaye (1906-1) (3)


Pas de chance. Le bas du visage paraît bien cabossé, dans cette version de 1906… On peut même être gré à M. Bienvenu d’avoir attiré l’attention sur cette image, où la bouche apparaît comme dans la description donnée par Delahaye (« la bouche, cette grosse bouche charnue à l'excès gonflée à éclater, et dont l'épiderme était souvent fendu… »), très loin du portrait mythique du Rimbaud romantique par Carjat. Il est donc intéressant de faire le point sur les différentes publications de la photo publiée par Delahaye.
Delahaye, Rimbaud, première édition

Edition de 1906-1

L’authentique reproduction de la première photo de Carjat
selon M. Bienvenu, mais jamais publiée par celui-ci.


On remarquera tout d’abord que cette reproduction est de mauvaise qualité, et permet difficilement de se faire une idée précise des traits de Rimbaud, ce qui ne semble pas gêner M. Bienvenu. Le visage paraît assez fin mais les joues sont floues, mal définies, comme si leur renflement avait été mal effacé.

Il y a une sorte de griffure traversant l’image au niveau de la chevelure, et un « pli » dans le fond au-dessus de l’épaule droite. Ces caractéristiques ne se retrouvent dans aucune des autres versions connues ou publiées de cette photo.

Delahaye, Rimbaud, deuxième édition

Edition de 1906-2

Réalisée à partir du même cliché que la précédente (on retrouve la griffure oblique dans les cheveux), cette version est grossièrement retouchée (ce que signale M. Bienvenu, suivant Pierre Petitfils). Le petit trait arrondi au milieu de la lèvre supérieure se distingue également sur les versions ultérieures.

Cette version trafiquée est la source de celle publiée, encore un peu plus saccagée, par François Ruchon lui-même en 1946 (en la présentant comme « non retouchée » !).

Delahaye, 2e édition / Ruchon, 1946

La version retouchée (1906-B) et la version Ruchon


La version Ruchon et la version Delahaye, à partir de cette édition, sont les seules qui présentent un œil gauche nettement plus haut que le droit… En revanche, le petit trait en bas du menton disparaît dans les éditions ultérieures.


Delahaye, Rimbaud, troisième édition

Edition de 1923

D’un aspect fort différent des deux précédentes, cette reproduction est pourtant basée sur la même épreuve du cliché : on retrouve le « pli » et la griffure, qui paraît avoir été atténuée par une retouche. Cette griffure a changé de sens, elle n’est plus oblique, mais quasiment horizontale : en effet, l’image a légèrement pivoté, la tête est droite, voire légèrement rejetée en arrière, au lieu de pencher légèrement, ce qui modifie l’expression de Rimbaud. 

Delahaye, Rimbaud, quatrième édition
Edition de 1947 (image publiée par M. Bienvenu) (4)


Cette version reproduit celle de 1923 mais paraît plus mal imprimée : il y a plus de taches (sur l’œil gauche par exemple), etc. On se demande bien pourquoi c’est précisément celle qu’a choisi de reproduire M. Bienvenu…

Le rectificateur de l’iconographie rimbaldienne aurait d’ailleurs pu donner une meilleure reproduction de cette image « capitale », dont il soutient qu’elle est la seule a donner des indications véridiques sur la physionomie de Rimbaud  :

Delahaye, Rimbaud, quatrième édition

Une meilleure reproduction de l’édition de 1947


Les différentes versions de « la » photo de Delahaye


On voit que les différentes éditions présentent des reproductions sensiblement différentes, toutes de qualité médiocre et altérées ou retouchées (contour de la veste redessiné, etc.).

Il suffit de rapprocher les versions de 1906 et 1947 pour voir que M. Bienvenu est très loin de dire la vérité quand il prétend qu’elles sont identiques (« on trouve reproduit dans les éditions de 1923 (réédition 1947) le portrait telle qu’il a été reproduit dans la revue de Champagne et de Paris ») :



Entre ces deux reproductions soit disant identiques Rimbaud a même grossi des joues, a perdu un bout de sa lèvre supérieure, son œil gauche s’est soulevé, et il semble s’être décoiffé ! 





En résumé, M. Bienvenu se réfère à de mauvaises reproductions, qu’il ne montre pas, ou diffuse avec des références erronées, et prétend à partir de cela établir la vérité. Ces approximations assez invraisemblables ont de lourdes conséquences : l'« authentique » portrait est au coeur de son argumentation. En l’absence d’une version « de référence », ses réfutations ne tiennent plus, et le château de cartes s’écroule... Il faudra donc faire le point sur la fiabilité des images publiées dans les ouvrages de Delahaye et Berrichon, en se gardant de toute interprétation. Une simple étude et comparaison des documents devrait permettre d’y voir plus clair. Ce sera l’objet du prochain épisode : M. Bienvenu a-t-il « inventé » les retouches de Berrichon ?   


Alban Caussé et Jacques Desse


2 – J. Bienvenu, forum Rimbaud, 18 juin 2010 : « J’en viens maintenant à la question essentielle : le portrait de Delahaye donné en 1906 dans la revue ‘Littéraire de Paris et de Champagne’. La question n’est pas simple. Disons pour commencer que c’est dans cette revue que Delahaye le publie pour la première fois en indiquant que ce portrait est d’une ressemblance absolue. On comprend dans ces conditions que pour celui qui s’intéresse à l’histoire de l’iconographie rimbaldienne, ce document soit capital. OR PRECISEMMENT ON NE LE MONTRE JAMAIS […]. Pour conclure je signale une difficulté. Le bon portrait, celui qui a valeur de référence est celui de la ‘Revue littéraire de champagne et de Paris’. En effet la reproduction donnée sur le livre qui a suivi la revue : Rimbaud par Delahaye en 1906 est de très mauvaise qualité comme le signale Pierre Petitfils. En revanche on trouve reproduit dans les éditions de 1923 (réédition 1947) le portrait telle qu’il a été reproduit dans la revue de Champagne et de Paris. C’est celui que j’ai donné pour le Magazine littéraire. »
M. Bienvenu a cependant fourni, sur le Forum Rimbaud, le lien vers la page de l’édition de 1906 sur Gallica. Le portrait y est malheureusement illisible :
Il est accessible en ligne, en meilleure définition, sur la base Daguerre de la BnF :

3 - L’exemplaire de la BnF n’étant pas consultable, la Bibliothèque de Metz a eu l’amabilité de nous fournir un cliché de l’exemplaire qu’elle détient. La datation des deux premières éditions est un peu confuse (le livre porte 1905 en page de titre et 1906 en couverture…). Pour simplifier nous datons « 1906-1 » la première publication, dans la Revue littéraire Paris et Champagne, et « 1906-2 » la publication en volume.

4 - Nous reproduisons la version publiée par M. Bienvenu sur le site du Magazine littéraire (http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16120). Sur celle qu’il a reproduite dans le numéro de juin 2010 du Magazine littéraire, p. 14, la tête est légèrement inclinée.


© Libraires associés, avril 2011
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