samedi 14 mai 2011

LES AUTHENTIFICATIONS DE M. BIENVENU


Dernier épisode de notre saga consacrée aux approximations approximatives de M. Jacques Bienvenu concernant l'iconographie d'Arthur Rimbaud (l'ensemble, complété, sera publié en dossier). 


UNE PHOTO AUTHENTIQUE DE RIMBAUD A ADEN


« Que faisait Rimbaud dans une partie de chasse ? Ce n’est pas le profil qu’on connaît de lui » [1]



Le 29 janvier 2009, sous le pseudonyme « Nerval », M. Bienvenu ouvrait sur le forum Rimbaud un débat sur « Le faux portrait de Rimbaud à Aden ». Il ne s’agissait pas de la photo que nous avons retrouvée, mais du cliché découvert en 2002, authentifié par M. Jean-Jacques Lefrère, publié par M. Claude Jeancolas et finalement acquis par le Musée Arthur-Rimbaud. M. Bienvenu affirmait :

«  Il n’y a aucun doute possible : il ne s’agit pas de Rimbaud » [2]

MM. Delas, Leroy, Lefrère, Jeancolas, Tourneux, les experts de Sotheby’s et ceux des Musées nationaux étaient donc dans l’erreur. « Nerval » présentait un argument définitif, quasi-géométrique, pour réfuter leur identification :

Il existe un élément essentiel qui interdit l’attribution de cette photographie à Rimbaud [sic]. Nous connaissons une caractéristique précise du visage de Rimbaud : il est ovale […]. Or le portrait de Rimbaud à Aden est en forme de trapèze [sic] et cela est parfaitement visible.




M. Bienvenu devait à l’époque rôder ses arguments, il n’a plus été question de ce trapèze par la suite, et l’ovale s’est durci, puisque le chercheur prend désormais pour référence le portrait figurant dans l’ouvrage de Delahaye, où le visage de Rimbaud apparaît plutôt… triangulaire.

Ce débat était pourtant très intéressant : il apparaît a posteriori comme une sorte de répétition générale de la discussion fleuve menée sur le même site en 2010 à propos de la photo de l’Hôtel de l’Univers : mêmes protagonistes, mêmes arguments, mêmes démarches et attitudes… Ces pages semblaient avoir mystérieusement disparu de ce forum au printemps 2010 ; elles seraient toujours en ligne mais désormais seulement accessibles à "un public spécialisé" agréé par la responsable et propriétaire du site (nous en avons connaissance par un membre du forum qui nous a communiqué le tirage papier qu’il avait réalisé). 

Le point de vue de Monsieur Bienvenu a radicalement changé depuis avril 2010 et la découverte de l’autre photo de Rimbaud à Aden. Il estime désormais que la présence de Rimbaud sur la photo de Scheick-Othman est fort probable. En effet, le personnage a de grosses mains, comme Rimbaud (ce que M. Bienvenu n’avait pas dû remarquer auparavant), et le cliché a été pris lors d’une partie de chasse :

Je réponds d’abord sur un avis que vous me prêtez concernant la photographie de la partie de chasse à Sheik Othman. Je suis loin d’avoir la position aussi tranchée que vous me prêtez concernant la présence de Rimbaud sur ce document. Contrairement à la nouvelle photographie proposée je trouve que la démarche d’identification est crédible [sic !] parce qu’elle repose sur la ressemblance assez nette avec le portrait authentique de 1883 de Rimbaud dans un jardin de bananes. J’ajouterai d’ailleurs deux éléments, qui n’ont pas été soulignés à ma connaissance, et qui vont dans le sens de l’attribution. A l’inverse du nouveau portrait qu’on nous propose, le personnage supposé être Rimbaud montre ses mains. Or, on retrouve sur cette photographie les grosses mains caractéristiques de Rimbaud. J’ajoute que l’on possède un témoignage écrit de la présence de Rimbaud à une partie de chasse parue dans une revue de Marseille et dont la référence m’échappe en ce moment. Il y a donc de fortes présomptions pour voir Rimbaud sur cette photo.  [4]

Le témoignage auquel fait allusion M. Bienvenu est celui de Guiguony (ou Guiguiony), recueilli par Pierre Ripert, publié dans la Revue municipale marseillaise de juillet-septembre 1952 et reproduit dans la biographie de référence de Rimbaud :

À une partie de grande chasse organisée par le groupe des Européens, et à laquelle il [Rimbaud] accepta volontiers de se joindre, M. Guiguiony put constater le caractère indépendant de Rimbaud ; le soir au rassemblement on ne le trouva plus… ! Il était rentré tout seul sans avertir personne. [5]

Pas de chance : le témoignage parle d’une partie de chasse en Abyssinie, tandis que la photo dont il est question ici a été prise près d’Aden, actuel Yemen, de l’autre côté de la Mer rouge ! On comprend que personne n’ait soulevé cet argument avant M. Bienvenu… Oserons-nous d’ailleurs remarquer que le fait que Rimbaud participe à des parties de chasse, à Aden ou en Abyssinie, comme tous les Européens de l’époque dans ces régions, ne constitue pas en soi une indication de la présence de Rimbaud sur telle ou telle photo d’Européens à la chasse…?

Bref, les « fortes présomptions » de M. Bienvenu reposent en l’occurrence, comme ses forts soupçons, sur de fortes bêtises.

A moins… à moins que M. Bienvenu ne songe en fait à une autre photo : celle de Rimbaud à la chasse à l’éléphant, en Abyssinie, que Mme Briet avait présenté à l’exposition de la BN, en 1954, en même temps qu’une soi-disant gouache de Fantin-Latour… Ce document extraordinaire a depuis été un peu oublié par les biographes et ne figure plus au catalogue de la BnF. Or on y voit un personnage aux mains remarquablement grandes lors une partie de chasse de connaissances de Rimbaud en Abyssinie. Cette chasse s’est déroulée en 1886, alors que Rimbaud était dans la région, et on sait que dès 1882 Rimbaud s’occupait de la formation d’une « troupe de chasseurs d’éléphants »... Le document lui-même a disparu, mais nous sommes heureux de pouvoir le présenter à nouveau, d’après une gravure de l’époque :



Gravure d’après la photo montrant soi-disant  « Rimbaud à la chasse à l’éléphant », 
présentée à la BN en 1954 [6]


On imagine mal Rimbaud, en costume colonial, posant fièrement devant un éléphant tué par Ilg et Hénon, mais nous faisons confiance à l’expert pour nous l’expliquer, et nous révéler pourquoi ce document a été occulté depuis 1954 !

Pas de chance : à ce moment Rimbaud se trouvait à des centaines de kilomètres de Ilg et Hénon. Lorsqu’il les retrouvera, quelques mois plus tard, Hénon ne sera pas son partenaire de chasse, mais plutôt son ennemi juré… [7] M. Bienvenu ne manquant pas de ressources, la prochaine fois sera peut-être la bonne…


ET DEUX AUTRES PORTRAITS AUTHENTIQUES...


En effet, M. Bienvenu ne se contente pas de réfuter, il a parfois des assertions positives. Il écrivait dans le Magazine littéraire, à propos du portrait de Rimbaud inspiré du Coin de table de Fantin–Latour :

« Ce dernier portrait appartient aux images mythiques certes, mais il a l’avantage [par rapport à la photo de l’Hôtel de l’Univers] d’être authentique ».

Il se trouve que nous avons eu la chance de pouvoir consulter l’original de ce dessin conservé par la Pierpont Morgan Library à New-York. Nous publierons prochainement un dossier sur ce portrait, confirmant qu’il ne peut s’agir d’une œuvre authentique de Fantin-Latour. Pas de chance…

M. Bienvenu a débusqué la piste d’une autre photographie, « authentique », de Rimbaud à Aden. Il s’agit d’une photo de Rimbaud que détenait Gabriel Ferrand, un autre employé de la maison Bardey.




Que disait Claudel, précisément ?

Cher ami J’ai reçu l’autre jour la visite de mon collègue, M. Gabriel Ferrand, Attaché Commercial en Allemagne, qui en 1882 a beaucoup connu Rimbaud à Aden et à Zeilah ! […] Il possède une lettre inédite de R[imbaud] (sans intérêt, assure-t-il) et un portrait qu’il croit inédit. [8]

Claudel ne parle donc pas d’une photographie mais d’un « portrait » (qui pourrait aussi bien être un dessin). Avant de le déclarer « authentique », il serait bon de s’assurer qu’il existe… Or personne ne semble avoir jamais vu ce portrait ni cette lettre, et Ferrand n’a pas publié l’article qu’il devait consacrer à ses souvenirs sur Rimbaud. D’ailleurs, il faut raison garder : Ferrand aurait séjourné un an dans la région, à l’âge de 18 ans ; il n’avait pas de relation amicale avec Rimbaud, qu’il voyait comme une sorte de pauvre type ; les négociants Européens ne passaient pas leur temps à s’offrir des photos souvenirs [9]. On se demande bien pour quelle raison et par quel miracle Ferrand aurait possédé une photo de Rimbaud ! Rien n’est impossible bien sûr, mais c’est à tout le moins improbable. On se demande aussi comment un document aussi précieux aurait pu ainsi se volatiliser depuis 1912 : jamais exposé, jamais passé en vente, jamais vu par personne (Ferrand se serait-il fait inhumer avec le portrait de Rimbaud sur le cœur ?).

M. Bienvenu extrapole. Il extravague même un peu : la photographie présumée de la compagne de Rimbaud ne date pas de 1882 comme il croit le savoir, mais figure dans un album constitué en 1882, ce qui n’est pas la même chose : elle peut très bien être antérieure. Ferrand n’a pas quitté la région « au plus tard en 1883 », comme l’indiquerait « son livre très difficile d’accès », puisque sa présence est attestée au moins en février 1883 et qu’il a publié un article sur la mort de Sacconi, tué en août 1883 [10]. Si Ferrand est resté, comme il le dit, un an dans la région, il a dû arriver assez tard dans l’année 1882, et n’a pas forcément côtoyé Rimbaud très longtemps, celui-ci ayant quitté Aden pour Harrar fin mars 1883. On sait aussi que Ferrand était basé à Zeilah, alors que Rimbaud se trouvait à Aden. Ils se sont sûrement vus, certes, mais se sont-ils vraiment connus ? Ferrand en aurait-il un peu rajouté, trente ans plus tard, au point que Berrichon en venait à l’imaginer « ami très cher de Rimbaud » (sic), au même titre que Delahaye ?

Cela fait beaucoup d’approximations approximatives, dans un texte de 17 lignes… Quelque chose nous dit que cette photo n’existe pas, et que M. Bienvenu n’est pas plus avisé quand il se mêle d’authenticité que quand il entend dénoncer des faux…


LE VRAI ET LE VRAI-FAUX VISAGE DE RIMBAUD


Heureusement, M. Bienvenu a annoncé, le 25 février 2011, de prochaines révélations, qui devraient clarifier le débat :

« Je pense être en mesure de révéler la vraie image de Rimbaud. »

Document inédit ? Information nouvelle décisive ? [11] Depuis, le monde attend, haletant. Essoufflé même, car le suspense se prolonge, et la révélation tarde… [12]

http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/02/les-retouches-de-berrichon-par-jacques.html


En attendant, M. Bienvenu a annoncé le 4 avril dernier, suite à la publication de la première partie de notre dossier sur ses bévues, qu’il « possède » « la photo retouchée par Berrichon » de l’autoportrait aux pieds nus. Voilà une nouvelle révélation intéressante : M. Bienvenu a toujours basé sa théorie des « retouches de Berrichon » sur l’autoportrait publié dans l’édition de La Banderole.


http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/02/les-retouches-de-berrichon-par-jacques.html


Il nous avait caché, par pudeur sans doute, qu’il détenait LA version retouchée par Berrichon, qui ne serait « pas très exactement la même » que celle à laquelle il s’est toujours référé jusqu’ici. Qu’il s’agisse d’un tirage original ou d’une reproduction, ce document inconnu est « capital ». Il est d’autant plus important que l’authenticité de cet autoportrait est mise en doute par M. Ducoffre, sur la même page du blog de M. Bienvenu. Où est « la preuve des retouches de Berrichon » ? Qu’attend M. Bienvenu pour la publier ? En l’absence de ce document, certains de ses lecteurs vont finir par croire que M. Bienvenu ne donne pas seulement des sources erronées à l’appui d’assertions fantaisistes, mais qu’il est aussi capable d’inventer de toutes pièces une fausse preuve pour donner un semblant de crédibilité à ses théories.  

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Voilà donc le genre d’arguments, de documents et de faits sur lesquels repose la « polémique » sur la photo de Rimbaud. En y regardant d’un peu plus près, les vérités de M. Bienvenu, propagées sur Internet, relayées sur Wikipédia et reprises par certains médias, sont, pour le moins, à relativiser : des recherches en apparence poussées qui aboutissent à un tissu d’informations inexactes, de documents erronés et de fausses références, tordus dans un sens absurde, pour aboutir à une conclusion fixée d’avance et une fois pour toutes : la photo de l’Hôtel de l’Univers ne montre pas, ne peut pas, ne doit pas montrer Rimbaud. L’ambitieux justicier se fait parfois Don Quichotte, triste Quichotte en proie à l’esprit de sérieux…

Nous avons déjà pointé des failles de l’argumentation de M. Bienvenu contre la photo d’Aden - identifiant Bardey pour le remplacer ensuite par Dutrieux, récusant un portrait incontestable de Dutrieux, utilisant une photo de Révoil grossièrement retouchée, etc. - [13]. Dans n’importe quel autre domaine, un « chercheur » et « expert » n’ayant jamais fait paraître un seul livre dans sa spécialité (M. Bienvenu annonce depuis des années un « Dictionnaire-Rimbaud-en-préparation »), et qui publierait une telle succession d’inepties, finirait par être déconsidéré. Mais il semble que le nom de Rimbaud autorise bien des errances… A moins que cela ne corresponde à l’esprit du temps : il est plus rentable de semer le doute, vite fait, en passant, quitte à changer de vérité comme de chemise, que de construire. Et plus c’est gros, plus on se prétend à contre-courant de vérités établies, mieux on a des chances de séduire : le système médiatique, généralisé avec Internet à tous les champs du savoir, n’a que faire de la vérité ; seule l’agitation l’intéresse.[14]   



Alban Caussé et Jacques Desse





© Libraires associés, avril 2011
Reproduction du texte et des documents interdite sans notre accord préalable




[1] David Ducoffre, forum Rimbaud, 19 février 2009 (« Le faux portrait de Rimbaud à Aden », p. 3).

[2] J. Bienvenu, « Le faux portrait de Rimbaud à Aden », p. 1.

[5] Cité par Lefrère, Rimbaud, p. 521, n. 1808

[6] Le Tour du monde, 1889 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k845886/f40). C’est dans ce fameux article par Audon que Steve Murphy a découvert la source de faux dessins de Rimbaud commis par Isabelle. 

[7] Cf. Borelli : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104072f/f152
 
[8] Lettre à Berrichon, 1er octobre 1912. 

[9] On ne trouve pas un seul portrait d’Européen dans l’album Bardey et le fonds Tian, juste deux ou trois photos de groupe, sans légende. En revanche on y rencontre beaucoup de portraits de « types indigènes » d’Aden. C’est parmi ces photos touristiques que se trouve la photo supposée de Mariam, dont on connaît des exemplaires dans les fonds Bardey, Tian, Révoil et O. Rosa. En plus d’être la petite copine de Rimbaud, Mariam devait donc poser pour les photographes locaux.

[10] Par exemple, un témoignage : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1056237/f557 . Nous n’avons pas réétudié les sources sur les dates de présence de Ferrand.

[11] M. Bienvenu serait-il par exemple sur la piste du portrait de Rimbaud par Verlaine que possédait Jean-Claude Brialy ? Celui-ci a révélé l’existence de cet improbable document quelques années avant sa mort : « Connaissant mon amour pour Verlaine, mes amis Paola et Charles de Rohan-Chabot me firent un jour un cadeau exceptionnel, unique, puisqu’ils m’offrirent la seule aquarelle de Verlaine représentant Rimbaud. Sur ce petit tableau, Rimbaud, en bonnet de nuit, est agenouillé sur un prie-Dieu. Une moquerie tendre de Verlaine qui m’alla doit au cœur. » (J.-Cl. Brialy, Le Ruisseau des singes. Autobiographie, Robert Laffont, 2000).

[12] M. Bienvenu a publié la première partie de son importante étude sur les photos de Carjat, le 18 avril 2011 : c’est un simple résumé – polémique – des deux principales hypothèses sur la datation de ces clichés.(http://rimbaudivre.blogspot.com/2011/04/les-photographies-de-rimbaud-par-carjat.html)

[14] Bien sûr nous avons nous aussi utilisé le système médiatique, mais nous avons la prétention d’avoir également fourni un travail de fond, qu’il s’agisse d’informations biographiques (comme les procurations découvertes dans les archives du ministère des Affaires étrangères) ou de pistes de recherche sur l’iconographie de Rimbaud (« Rimbaud retouché »).